- L’auteur
- Guy de Maupassant (1850-1893) ; Conteur réaliste, il peint la société de son temps d’une façon cruelle et colorée. Ecrivain pessimiste, il sait très bien rendre les hantises et les cauchemars de la vie intérieure.
- Maupassant fit des croisières en Méditerranée et rapporta ses impressions de voyage dans : Au soleil (1884) ; Sur l’eau (1888) et La vie errante (1890).
- « Moi, je me sentais attiré vers l’Afrique par un impérieux besoin, par la nostalgie du Désert ignoré, comme par le pressentiment d’une passion qui va naître. Je quittai Paris le 6 juillet 1881. Je voulais voir cette terre du soleil et du sable en plein été, sous la pesante chaleur, dans l’éblouissement furieux de la lumière. Tout le monde connaît la magnifique pièce de vers du grand poète Leconte de Lisle:
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe, en nappes d’argent, des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brû1e sans haleine;
La terre est assoupie en sa robe de feu. »
- Alger, ville de neige
« Féerie inespérée et qui ravit l’esprit! Alger a passé mes attentes. Qu’elle est jolie, la ville de neige sous l’éblouissante lumière! Une immense terrasse longe le port, soutenue par des arcades élégantes. Au-dessus s’élèvent de grands hôtels européens et le quartier français, au-dessus encore s’échelonne la ville arabe, amoncellement de petites maisons
blanches, bizarres, enchevêtrées les unes dans les autres, séparées par des rues qui ressemblent à des souterrains clairs.
L’étage supérieur est supporté par des suites de bâtons peints en blanc; les toits se touchent. Il y a des descentes brusques en des trous habités, des escaliers mystérieux vers des demeures qui semblent des terriers pleins de grouillantes familles arabes. (…)
De la pointe de la jetée le coup d’oeil sur la ville est merveilleux. On regarde, extasié, cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu’à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d’une blancheur folle; et, de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil.
Partout grouille une population stupéfiante. Des gueux innombrables vêtus d’une simple chemise, ou de deux tapis cousus en forme de chasuble, ou d’un vieux sac percé de trous pour la tête et les bras, toujours nu-jambes et nu-pieds, vont, viennent, s’injurient, se battent, vermineux, loqueteux, barbouillés d’ordure et puant la bête. (…)
« Le quartier européen d’Alger, joli de loin, a, vu de près, un aspect de ville neuve poussée sous un climat qui ne lui conviendrait point. En débarquant, une large enseigne vous tire l’oeil: Skating-Rink algérien; et, dès les premiers pas, on est saisi, gêné, par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays, de la civilisation brutale, gauche, peu adaptée aux moeurs, au ciel et aux gens. C’est nous qui avons l’air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n’avoir pas encore compris le sens. (…)
Nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites. Nos moeurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme
des fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce
pays, non pas tant à ses habitants premiers qu’à la terre elle-même.
J’ai vu quelques jours après mon arrivée un bal en plein air à Mustapha. C’était la fête de Neuilly. Des boutiques de pain d’épice, des tirs, des loteries, le jeu des poupées et des couteaux, des somnambules, des femmes-silures, et des calicots dansant avec des demoiselles de magasin les vrais quadrilles de Bullier, tandis que derrière l’enceinte où l’on payait pour entrer, dans la plaine large et sablonneuse du champ de manoeuvres, des centaines d’Arabes, couchés, sous la lune, immobiles en leurs loques blanches, écoutaient gravement les refrains des chahuts sautés par les Français. (…)
J’ai pu assister, dans la grande mosquée d’Alger, à la cérémonie religieuse qui ouvre le ramadan.
L’édifice est tout simple, avec ses murs blanchis à la chaux et son sol couvert de tapis épais. Les Arabes entrent vivement, nu-pieds, avec leurs chaussures à la main. Ils vont se placer par grandes files régulières, largement éloignées l’une de l’autre
et plus droites que des rangs de soldats à l’exercice. Ils posent leurs souliers devant eux, par terre, avec les menus objets qu’ils pouvaient avoir aux mains; et ils restent immobiles comme des statues, le visage tourné vers une petite chapelle qui indique la direction de La Mecque. »
Recueil de voyage Au soleil