- L’auteur
- François René de Chateaubriand (1768-1848) a vécu quatre-vingt ans de l’histoire de France, a traversé les régimes politiques, a voyagé sur tous les continents, et a réussi à allier à ces expériences le temps de la réflexion et de l’écriture.
- Chateaubriand est le précurseur du romantisme français. Il a été à la fois un spectateur et un acteur durant une période marquée par l’instabilité politique.
- C’est à Rome, vers la fin de 1803, après la mort de Mme de Beaumont, que Chateaubriand conçut pour la première fois l’idée d’écrire les mémoires de sa vie. C’est un récit autobiographique et historique, dont Chateaubriand voulait faire un témoignage posthume, commencé en 1803, rédigé principalement de 1811 à 1822, et achevé de 1830 à 1841. Dans cette œuvre, il retrace les épisodes principaux de son existence aventureuse, dont une description de Marseille où il demeura pendant quelque temps.

- Marseille, ville incomparable
« Que peut avoir à désirer une ville à qui Cicéron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a été imité par Bossuet : « Je ne t’oublierai pas, Marseille, dont la vertu est à un degré si éminent que la plupart des nations te doivent céder, et que la Grèce même ne doit pas se comparer à toi. » ( Pro L. Flacco) Tacite, dans la Vie d’Agricola, loue aussi Marseille comme mêlant l’urbanité grecque à l’économie des provinces latines. Fille de l’Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron,
emportée par César, n’est-ce pas réunir assez de gloire ? Je me hâtai de monter à Notre-Dame de la Garde, pour admirer la mer que bordent avec leurs ruines les côtes riantes de tous les pays fameux de l’antiquité. La mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme l’océan, qui se lève deux fois le jour, est l’abîme auquel a dit Jéhovah : « Tu n’iras pas plus loin. »
Cette année même, 1838, j’ai remonté sur cette cime; j’ai revu cette mer qui m’est à présent si connue, et au bout de laquelle s’élevèrent la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait; je suis entré dans le fort bâti par François Ier, où ne veillait plus un vétéran de l’armée d’Égypte, mais où se tenait un conscrit destiné pour Alger et perdu sous des voûtes obscures. Le silence régnait dans la chapelle restaurée, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des matelots de la Bretagne à Notre-Dame de Bon-Secours me revenait en pensée : vous savez quand et comment je vous ai déjà cité cette complainte de mes premiers jours de l’océan :
Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours, etc.
Que d’événements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l’Étoile des mers, à laquelle j’avais été voué dans mon enfance ! Lorsque je contemplais ces ex-voto, ces peintures de naufrages suspendues autour de moi, je croyais lire l’histoire de mes jours. Virgile place sous les portiques de Carthage un Troyen, ému à la vue d’un tableau représentant l’incendie de Troie, et le génie du chantre d’Hamlet a profité de l’âme du chantre de Didon.
Au bas de ce rocher, couvert autrefois d’une forêt chantée par Lucain, je n’ai point reconnu Marseille : dans ses rues droites, longues et larges, je ne pouvais plus m’égarer. Le port était encombré de vaisseaux; j’y aurais à peine trouvé, il y a trente-
six ans, une nave, conduite par un descendant de Pythéas, pour me transporter en Chypre comme Joinville : au rebours des hommes, le temps rajeunit les villes. J’aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des Bérenger, du duc d’Anjou, du roi René, de Guise et d’Épernon, avec les monuments de Louis XIV et les vertus de Belzunce; les rides me plaisaient sur son front. Peut-être qu’en regrettant les années qu’elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j’ai trouvées. Marseille m’a reçu gracieusement, il est vrai; mais l’émule d’Athènes est devenue trop jeune pour moi.
Si les Mémoires d’Alfieri eussent été publiés en 1803, je n’aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et de l’expression :
« Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, à Marseille, était de me baigner presque tous les soirs dans la mer; j’avais trouvé un petit endroit fort agréable sur une langue de terre placée à droite hors du port où, en m’asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un petit rocher, qui empêchait qu’on ne pût me voir du côté de la terre, je n’avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux immensités qu’embellissaient les rayons d’un soleil couchant, je passais, en rêvant, des heures délicieuses; et là, je serais devenu poète, si j’avais su écrire dans une langue quelconque. » »
Mémoires d’outre-tombe, livre XIV, chapitre 2 (Paris, 1838. – Voyage dans le midi de la France (1802).